XVII
Les Wo font leurs emplettes au marché de l’ouest ; le secrétaire Lu paye la facture la plus élevée de toute sa vie.
Les Wo exprimèrent le souhait de rapporter dans leur pays quelques objets emblématiques de la culture chinoise. Nouveau problème, toute exportation étant soumise à autorisation. La Cour ne voulait pas voir les trésors nationaux filer n’importe où, et par « trésors nationaux » elle entendait jusqu’aux simples louches en bois à manche métallique. La requête devait être déposée auprès de la cour des Cérémonies, qui transmettrait à ses supérieurs.
Les Wo patientèrent en souriant tandis que le secrétaire Lu parcourait leur liste.
— Nous vouloir emporter beaux tissus, ustensiles de ménage commodes, jouets tissu pour enfants…, expliquèrent-ils.
Au bas du parchemin qu’il avait sous les yeux, après les innocentes soieries suivies d’un lot de casseroles en métal, objets déjà sujets à controverse, Lu Wenfu lut : « Des arcs, des flèches, des lames de Perse-l’occidentale ». Il fit la grimace.
— Ça va coincer, souffla-t-il au juge Ti.
Contre toute attente, la réponse fut positive. On s’était dit, en haut lieu, que la seule vue des arcs montrerait à ces barbares avec quelle facilité les Chinois pouvaient les écraser. Les armes étaient jugées moins dangereuses que les traités anciens.
Il avait même été prévu de les emmener au marché. Tout était prêt, leurs véhicules les attendaient dans la rue. Un cortège impressionnant de palanquins était rangé le long du mur rouge qui bordait la propriété des Ti.
La cour du Trésor impérial avait délégué l’un de ses vice-ministres pour superviser leur visite au marché de l’ouest. Il s’agissait d’un shilang, fonctionnaire de troisième rang, première catégorie, c’est-à-dire juste au-dessus du juge Ti. Il invita l’ambassadeur à partager sa litière, et le convoi se mit en marche.
— Comment sont les gens, chez vous ? s’enquit le shilang.
— Beaucoup paysans. Travailler dans rizières, avec chapeau paille sur tête.
— Ah… C’est vraiment très différent de chez nous, dit le vice-ministre sur un ton pénétré.
On avait déployé dans le marché un détachement de la garde impériale pour maintenir l’ordre pendant que les visiteurs impériaux feraient leurs achats. De fait, ils ne passaient pas inaperçus, notamment M. Courge qui innovait en matière vestimentaire : il avait endossé, le Ciel savait pourquoi, une robe trois fois trop large pour lui, rayée de noir et de blanc, qui lui donnait l’allure d’un panda échappé de sa bambouseraie.
Faire des emplettes à travers cette ville dans la ville fut d’autant plus épuisant que cela se déroulait entre deux rangs de soldats armés. L’avantage, c’était que la présence de deux hallebardiers aidait à marchander. Les Wo commencèrent par le « service des voix et notes musicales » où vivaient les musiciens les plus talentueux de l’empire. Puis ils passèrent au « service de l’amour maternel et de la dévotion filiale », qui voisinait avec celui de « l’hommage aux défunts ». On trouvait dans ce dernier les vendeurs de cercueils intérieurs et extérieurs et les loueurs de corbillards.
Dans la ruelle des fabricants de vaisselle, ils purent admirer la dextérité des employés : ceux qui déchargeaient les plats les lançaient à ceux qui les rangeaient sur les étagères. Ces hommes faisaient de leur travail un sujet de curiosité pour les clients.
— Nous pouvoir essayer ? demanda M. Calebasse.
— Faites donc, les y engagea le shilang.
Sur un signe de son supérieur, M. Champignon-noir se mêla aux employés. Les deux premiers plats qu’il lança explosèrent au sol, mais les suivants parvinrent à destination aussi aisément que s’il avait lancé de la vaisselle toute sa vie.
— Ce sont des jongleurs-nés ! se réjouit le shilang, qui suivait ces évolutions d’un œil bienveillant.
Quelqu’un cria au voleur. Il y eut une bousculade dans le sillage d’un individu qui s’enfuyait à toutes jambes. Voyant que les gardes chargés de leur protection ne bronchaient pas, M. Champignon-noir saisit un plat, reproduisit à la perfection le geste des vendeurs de céramique et le lança avec force en direction du voleur, qui le reçut à l’arrière de la tête et s’effondra de tout son long.
— Noter ! ordonna M. Calebasse à M. Courge, son scribe.
Le shilang était enchanté.
— Je félicite Votre Excellence. Vous avez là un expert en jonglerie.
— Oui, répondit l’ambassadeur. Nous venus de pays wo pour étudier jonglerie chinoise.
Ti se demanda s’il était bien sage de leur confier des arcs et des flèches, quand ils étaient capables d’assommer un homme à l’aide d’une simple assiette.
— Il y a quelque chose de bizarre avec ces Wo, marmonna-t-il dans sa barbe.
— Certes, dit le shilang, à qui cela plaisait davantage que les interminables réunions gouvernementales. Ils sont comiques !
Il se détourna pour discuter acrobatie avec l’ambassadeur. Ti commençait à craindre que le problème ne soit plus grave. Ces Wo étaient plus habiles qu’ils n’en avaient l’air, ils faisaient preuve d’une grande détermination et d’un don remarquable pour développer les inventions des autres. Tandis que M. Calebasse amusait le vice-ministre, Ti entreprit M. Courge afin de jauger l’état de la justice insulaire.
— Que fait-on à un voleur dont le butin n’excède pas la valeur de trois rouleaux de soie, dans votre pays ?
— Couper tête.
— Voyons le cas d’un meurtre avec violences, mais sans préméditation.
— Couper tête.
Ti commença à tiquer.
— Avec des circonstances atténuantes ?
— Pas besoin dire, vous connaître réponse.
— Et pour un outrage envers un seigneur, un général ou un membre de la Cour ?
— Ah ! Ça différent !
— À la bonne heure !
— D’abord vingt coups fouet sur dos, puis méchant homme rester attaché journée et nuit sur place village.
Il y eut un silence.
— Puis couper tête, conclut l’expert en procédures légales des îles lointaines.
Ces longues marches et autres exercices physiques avaient ouvert l’appétit de la compagnie. Ils atteignaient justement le « service des brasseurs ». Il y avait là l’échoppe d’un restaurateur connu pour avoir fait fortune en vendant de la bouillie, le local d’une marchande de céréales à bon marché, où un panneau annonçait que la propriétaire léguait sa demeure à l’église bouddhique pour y ouvrir un monastère, et une boutique de pâtisseries frites et de boulettes sucrées cuites à la vapeur qui ne faisait la promotion de personne.
Les gardes chassèrent les quelques clients qui occupaient les bancs, afin que le shilang, le directeur de la police, le secrétaire Lu et la représentation diplomatique puissent s’asseoir.
Les repas étaient toujours un problème pour les Wo. Le vice-ministre s’étonna de les voir chercher avec peine quelque chose à manger parmi les nombreux plats qu’on leur proposait.
— Nous pas assez civilisés pour apprécier cuisine à vous, s’excusa M. Calebasse.
Autant dire qu’ils la jugeaient répugnante.
— Je ne comprends pas ce qui peut les dégoûter, dit le shilang. Quoi de plus raffiné qu’une patte d’ours farcie ou une cervelle de singe bien tiède dans sa boîte crânienne ?
— Ces Wo ne sont pas faits comme tout le monde, expliqua Ti.
— Tâchez de leur faire sentir la subtilité de notre art culinaire. Leur aversion est une injure pour notre culture millénaire.
Afin de complaire au shilang, M. Calebasse enjoignit à M. Citrouille de goûter de tous les plats. Le restaurant disposait d’un vaste éventail : scorpions grillés, tranches de serpents, panse de cerf et grenouilles entières en brochettes. C’était ce visiteur qui avait la plus dure tâche. Quand son beau teint ocre tourna au verdâtre, le shilang se leva de table pour mettre fin à ce spectacle ahurissant.
— Oh, jolie pièce coréenne ! s’exclama M. Piment quand Lu Wenfu tira de sa manche de quoi payer le repas.
Les mandarins se figèrent dans un bel ensemble. Dans la paume du secrétaire, parmi la monnaie de bronze, brillait une pièce d’or. Le juge Ti la lui prit pour la passer au vice-ministre, qui l’examina à son tour avec la plus grande surprise. Elle portait l’emblème du royaume coréen de Koguryo.
Lu Wenfu était pétrifié. Le vice-ministre le désigna au chef des gardes, qui l’empoigna, le secoua et retourna ses manches.
Plusieurs pièces tombèrent à terre avec divers objets personnels, dont le sceau officiel du bureau des Hôtes d’État. Les deux articles ne s’accordaient pas du tout.
— Qu’est-ce à dire, Lu ? fit le shilang.
Le secrétaire bredouilla qu’il ignorait comment cette somme était arrivée dans ses manches. Son valet les lui préparait chaque matin ; sans doute était-ce cet esclave borné qui avait commis l’impair.
L’explication parut très peu satisfaisante. Il était formellement interdit aux mandarins de recevoir ou de détenir de l’argent étranger. De plus, exhiber ces richesses douteuses devant un supérieur était un affront qui ne prédisposait pas en sa faveur. Lu fut accusé de corruption.
— Nous scandalisés par inconduite Lu Wenfu, dit M. Calebasse, avec une expression de dégoût pire que celle qu’il avait eue devant les chenilles en cassolette.
Le shilang était blême. L’ambassadeur des Wo appuyait sur le point douloureux. Le vice-ministre venait de perdre la face en public.
— Coréens plaie pour humanité, renchérit M. Chou de sa voix flûtée.
— Ça va bien, n’en rajoutez pas ! protesta le juge Ti, que ces vagabondages de pièces d’or commençaient à irriter.
Il décida de s’entremettre pour sauver le malheureux secrétaire. Non qu’il eût pour lui une très grande estime, mais la découverte de sa corruption avait eu lieu sous ses yeux, ce qui était gênant. Il laissa le shilang boudeur poursuivre la visite avec les Wo et resta sur place avec le capitaine des gardes. Celui-ci avait fait vider la taverne afin de fouiller et d’interroger son prisonnier. « Décidément, se dit le juge, cet or coréen est maudit, il ne crée que désordre partout où il paraît. »
Le capitaine rappela un cas similaire, survenu dix ans plus tôt. Un scribe du Grand Secrétariat avait accepté des cadeaux de la part d’une délégation. Après l’avoir interrogé en personne, l’empereur l’avait condamné à mort, peine que la Cour avait commuée en flagellation et bannissement.
Il importait d’empêcher les vassaux des Tang d’avoir accès à des informations telles que les projets militaires ou la lutte contre la rébellion. À vrai dire, l’observation des phénomènes astronomiques, celle des évolutions du vent ou des nuages étaient, elles aussi, des secrets d’État, car on y voyait des présages quant à l’avenir de la dynastie des Tang. Leur divulgation était punie de strangulation. Pour les autres sujets sensibles, la peine était d’un an et demi de servitude. Résolu à établir le mobile de la corruption, le capitaine exigea des noms et brandit son sabre.
— J’avoue, j’avoue, j’avoue ! s’écria le pauvre Lu.
Puisque la punition était sur catalogue, il choisit d’avoir divulgué auprès des gens de Koguryo la recette des crèmes de jouvence de l’impératrice Wu, sujet qui ne l’entraînerait pas à pire peine qu’un exil à vie dans un trou de campagne infect. Ces aveux spontanés satisfirent le capitaine : son enquête était bouclée.
— Ne voyez-vous pas qu’il ment ? s’insurgea Ti.
L’officier leva de nouveau son glaive.
— Tu mens ! hurla-t-il à la face du secrétaire, qui éclata en sanglots.
À ce régime, Lu Wenfu confesserait tout ce qu’on voudrait et on ne serait pas plus avancé. Or il y avait une curieuse concordance entre l’apparition de l’or dans ses manches et la promenade des Wo. Une horrible appréhension saisit le magistrat. Il fit ses recommandations à Lu Wenfu de manière à ce que le capitaine ne l’écharpe pas et partit à la poursuite de la délégation diplomatique.
Le marché de l’ouest était un labyrinthe inextricable. Il mit du temps à retrouver la trace des visiteurs, encore dut-il demander de tout côté par où ils étaient partis. Les déplacements du shilang et de son groupe avaient tout du passage de la comète au firmament : chacun avait remarqué leur éclat, nul ne savait où ils avaient disparu ni quand ils repasseraient.
Ti aperçut enfin Tsiao Tai, qui flânait devant un étal. Les Wo n’étaient plus loin. Ce fut à ce moment qu’une terrible prémonition augmenta ses craintes.